Indiana et Charlemagne (Jean-François Alfred BAYARD - DUMANOIR)

Vaudeville en un acte.

Représenté, pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Palais-Royal, le 26 février 1840.

 

Personnages

 

CHARLEMAGNE

INDIANA

 

Le théâtre, partagé en deux, représente deux petites chambres mansardées, séparées par une légère cloison, dans laquelle est pratiquée une porte, au premier plan. Cette porte, qui est condamnée, fait porte-manteau du côté gauche.

CHAMBRE DE CHARLEMAGNE, à droite du spectateur.-Porte d’entrée, à droite, au premier plan ; petite fenêtre, au second. Entre la porte et la fenêtre, un poêle de faïence, dont le tuyau, qui fait coude, va se perdre dans le mur. Au fond, un lit de sangle, avec un seul matelas, traversin, couverture, etc., mais sans rideaux. Devant la fenêtre, une petite table avec tiroir. Au pied du lit, et contre la cloison, une grande malle. Entre cette malle et la porte condamnée, une chaise de paille. Sur le poêle, une carafe, un tirebotte et une assiette.

CHAMBRE D’INDIANA, à gauche. La porte d’entrée au fond, vers la gauche. Au premier plan, à gauche, une petite porte vitrée. Devant cette porte, un guéridon très petit. Plus loin, du même côté, un buffet. Entre la porte vitrée et le buffet, une chaise de paille (cette chaise doit être disposée de façon à se casser facilement.) Autre chaise, en scène. Au fond, contre la cloison, en face du buffet, une petite table, qui sert à repasser du linge. Un réchaud, un panier à charbon, un soufflet et des pincettes. À la porte condamnée est suspendue une robe. Un chapeau de paille sur le buffet.

La chambre d’Indiana doit être plus propre et plus fraîche que celle de Charlemagne.

 

 

Scène première

 

INDIANA, seule[1]

 

Au lever du rideau, Indiana, en costume de débardeur, est dans sa chambre, endormie sur une chaise. Un châle tartan à carreaux couvre ses épaules ; son chapeau et son mas que sont tombés à côté d’elle. Une chandelle est allumée sur le petit guéridon, à sa droite.

INDIANA, endormie et rêvant, fredonne un air de galop, dont tout-à-coup elle précipite la mesure.

Trop vite !... Ah ! vous me serrez trop, housard !... Hein ? m’embrasser ?... Ah ! mais non, je m’y oppose !... Finissez donc, housard !...

Criant.

Sergent de ville !... Sergent de...

Elle se débat et se réveille : son châle tombe.

Ah ! que c’est bête !... je suis chez moi, dans mes meubles, au sein de ma chambre...

Elle se frotte les yeux.

Quelle drôle d’invention, que les rêves !... Je me croyais encore au bal de la Renaissance, dans le grand tourbillon... Mon danseur m’avait enlevée trente centimètres du sol... je venais de perdre un soulier, et je sentais une paire de moustaches qui s’émancipait le long de ma joue... c’est même le picotement qui m’a réveillée en sursaut...

S’animant.

Ah ! quel bal, mon Dieu !... quel beau bal !... En voilà une, d’orgieé chevelée à grand orchestre !...

Elle se lève.

Je puis dire que, pour une chemisière à 3 francs 75 centimes la journée, je m’en suis donné comme une impératrice qui aurait des moyens...

Air : Galop du Tourbillon. (Musard.)

Quel beau
Tableau !
Dès que le galop s’élance,
L’ signal
Du bal
Devient alors général.
Quell’ nuit !
Quel bruit !
Le plancher de la R’naissance
A l’air
D’ l’enfer
Qui court sur un chemin d’ fer !

À la chaîne
L’on s’entraîne :
Voyez, dans le tourbillon,
La bergère,
La laitière,
Entraînent le postillon ;
Le paillasse,
Plein d’audace,
Entraîne trois dominos ;
La pierrette,

Peu discrète,
Trois gardes municipaux !...
Moment
Charmant !
Que de baisers, dans la foule,
Sont pris,
Surpris,
Malgré les coups et les cris !
Poussé,
Pressé,
On glisse, on tombe, on se roule :
Très bien !
C’ n’est rien...
Un p’tit mal pour un grand bien.

Ah ! quel plaisir
De parcourir
Ce cercle immense
Qui recommence !
Ah ! quel plaisir
D’ toujours courir !
Qui peut nous retenir ?...
Adieu soucis, peines, tracas !
Vous n’pouvez pas
Suivre nos pas...
Ah ! quel plaisir
De parcourir
Ce cercle immense
Qui recommence !
Ah ! quel plaisir
D’ toujours courir !...
Ça n’ devrait pas finir !

Quel beau
Tableau !
etc.

C’est égal, j’ai bien fait d’être sage et de rentrer de bonne heure... à cinq heures du matin... juste, le temps de dormir un somme et de me calmer les sens, à l’endroit du cœur, avant l’ouverture du magasin...

Elle se rassied et cherche à s’endormir.

Je peux pas... ça me danse dans la tête, et j’ai encore du cornet-àpiston plein les oreilles...

Soupirant.

Il y a aussi une idée qui me galope toujours... Qu’est-ce qu’il est devenu ?... était-il gai et bon enfant, ce gros housard !... m’a-t-il chipotée, et m’a-t-il fait rire, ce monstre-là !... Aussi, je me suis sauvée, parce que, quand on rit... Il voulait m’emmener souper ; mais je l’ai remercié... parce que, quand on soupe... Après ça, il m’a demandé mon nom et ma rue... mais pas de ceci !... parce que, quand on vient comme ça...

Riant.

Ah ! ah !... il tomberait joliment !... le jour même où j’attends mon prétendu !... ça lui ferait légèrement plaisir, à cet homme respectable...

Changeant sa tête de place.

Je voudrais bien sommeiller...

Continuant.

Fameux mariage que je fais là !... un fabricant d’allumettes chimiques, qui met tous ses briquets à mes pieds ! et qui m’a fait hommage d’un, avec la manière de s’en servir...

Changeant de ton.

Tu ne veux donc pas dormir, toi ?...

S’étendant et fermant les yeux.

Bonsoir, la compagnie...

S’endormant peu à peu, et d’une voix qui s’éteint.

Ah ! c’est égal... mon petit housard... mon petit housard était...

Elle s’endort tout-à-fait.

 

 

Scène II

 

INDIANA, endormie, CHARLEMAGNE

 

CHARLEMAGNE, en dehors, à droite.

Eh bien ! eh bien ! je ne trouve pas le trou de ma serrure... cornichon !... Ah ! m’y voilà...

Ouvrant la porte de la chambre à droite.

M’y voilà !...

Il entre, tenant une bouteille, dans laquelle est une chandelle allumée. Il jette son manteau et paraît en costume de housard. Chantant à pleine voix.

Salut ! ô mes belles montagnes !
Salut ! ô mon...

La voix lui manque et il chancelle. Regardant ses jambes.

Ah ! ah ! c’est donc pas fini, là-dessous ?...

Sévèrement.

M. Charlemagne ! ceci vous apprendra fréquenter, à des heures indues, la tisane de Champagne et autres vins capitaux... je suis sûr que j’ai les yeux petits, petits... Et les autres, donc, qui s’en vont en décrivant des ovales !...

Ouvrant sa fenêtre et criant.

Ohé ! Chopin !... ohé ! Chiquot !... bonne nuit... Dites donc, frappez à toutes les portes, en chantant la Parisienne, le Postillon, la Cachucha et autres romances... et si les portiers sortent de leurs tanières, tapez sur les bonnets de coton !

UNE GROSSE VOIX.

Voulez-vous bien vous taire, là-haut ?

CHARLEMAGNE.

Tiens ! v’là le mien... de portier...

Criant.

Qu’est-ce que c’est ?... monsieur se fâche ?... bien des choses à mame votre épouse et à messieurs vos moutards !...

Il va pour fermer sa fenêtre. Bruit de voiture qui s’arrête.

Bon ! un fiacre qui s’arrête !... Ah ! mon Dieu ! est-ce que ce malheureux domino m’aurait suivi ?...

Criant.

Cocher... plus loin, mon homme !... on ne veut pas de ta cargaison !... n’ouvrez pas, père Jupin !...

Se rassurant.

Non, non, il se trompait... ce n’est pas ici...

Il referme sa fenêtre. Grelottant.

Brrr !... j’ai froid... Je vas me réchauffer dans mon calorifère ordinaire et extraordinaire... autrement dit, mon lit...

Il va arranger son lit et secoue son traversin.

Je n’ai pourtant pas envie de dormir, au contraire... Dieu de Dieu ! quand je pense que cette nuit, je la tenais, là, par la taille !... Ohé ! houp !...

Il se met à galoper, en tenant, dans ses bras, le traversin de son lit et en imitant avec la voix, le son du cornet. Son pied rencontre une feuille de papier, et il s’arrête.

Hein ? qu’est-ce que c’est que ça ?... un papier qu’on a glissé sous la porte... Est-ce un billet de garde, ou ma feuille de contributions ?...

Lisant, en tenant le traversin sous son bras.

Ah ! chien ! c’est un huissier !... une saisie !... pour aujourd’hui !... ce matin !... Voilà du propre, voilà du régalant...

Sa colère va croissant.

Comment ! pristie ! pour cinquante écus que je dois à un marchand de comestibles, on va saisir mon mobilier !... mes bronzes et mes porcelaines !... Ah ! gredin d’huissier !... ah ! si je te tenais cinq minutes, montre en main !...

Il saisit le traversin, qu’il crible de coups de pied et de coups de poing.

Tiens ! tiens donc !... voilà ce que tu es... tiens !...

Il jette le traversin.

J’aimerais mieux briser tous mes meubles en mille millions de morceaux !...

Il s’empare de son tire-botte, qu’il jette à la volée, et qui va frapper contre la porte condamnée.

INDIANA, réveillée en sursaut.

Entrez !

CHARLEMAGNE, jetant une assiette à la volée.

V’lan ! la faïence !

INDIANA, se levant.

Mais non, ce n’est pas à la porte...

Criant.

Dites donc, monsieur... ou mademoiselle... n’empêchez pas les autres de dormir, là-bas !...

CHARLEMAGNE.

De quoi ? de quoi ?... passez votre chemin, la maman.

INDIANA.

C’t’insolent !

CHARLEMAGNE.

On a rien à vous donner, ma chère.

INDIANA.

Qui est-ce qui vous demande quelque chose ?... On vous prie d’avoir le sommeil plus calme et plus serein, voilà tout !

Elle dispose un réchaud, sur le devant de la scène, allume le charbon et souffle.

CHARLEMAGNE.

Tiens ! tiens ! c’est la petite voisine qui chante toujours...

Chantant.

Fleuve du tage,
J’essuie tes bords heureux...

Bonjour, voisine... comment que ça va, voisine ?... ça va bien, voisine ?...

INDIANA.

Ça va comme ça veut... bonne nuit.

CHARLEMAGNE.

Je n’ai pas le plaisir de vous connaître...

INDIANA.

Ni moi, vous.

CHARLEMAGNE, à genoux sur une chaise et se balançant.

Mais c’est que, si vous étiez malade... vous n’auriez qu’à dire... j’irais vous tâter le pouls.

INDIANA, emportant le guéridon au fond.

Vous êtes bien bon... vous repasserez une autre fois...

CHARLEMAGNE, à part.

C’est une repasseuse...

Haut.

Dame ! entre gens du même étage... tous deux au sixième... avec entresol... tous deux, mansardés... Vous êtes mansardée, voisine ?...

INDIANA.

Je ne vous réponds plus.

Elle souffle le feu, et fait chauffer le fer à repasser.

CHARLEMAGNE, continuant, et se levant.

Porte à porte, quoi !... Qu’est-ce que je dis ?... nous ne sommes séparés que par une porte condamnée... et si on voulait s’en donner la peine...

Il secoue la porte.

INDIANA, vivement.

Hein !... avisez-vous de ça !... un peu, voir...

À part.

J’y ai pensé quelquefois... c’est très risqué, des portes comme ça !

Elle apporte la petite table sur le devant de la scène, et repasse une collerettes.

CHARLEMAGNE.

Plaît-il ?... Vous dites ?...

INDIANA.

Bonsoir... dormez vite, et rêvez tout bas.

CHARLEMAGNE, allumant une cigarette.

Ah bien ! oui, dormir !... je suis trop agacé pour ça... Quand on a dansé pour deux et soupé pour quatre... à soi seul !...

INDIANA, à part.

Il a soupé, ce monsieur... il est bien heureux... Moi, le galop m’a creusée, creusée !... je mangerais bien une tartine quelconque.

Elle va au buffet, qu’elle ouvre, et se prépare une tartine de confiture.

CHARLEMAGNE, riant et frappant du pied, en mesure.

Ohé ! voisine !

INDIANA, tenant deux assiettes.

Mais, voulez-vous finir, donc ?... Il est toujours à taper ou à casser quelque chose, celui-là !

CHARLEMAGNE.

Je suis dans mon ménage... je suis libre de casser ma terre de pipe... Vous êtes également libre de casser...

INDIANA, laissant tomber une assiette, qui se brise.

Ah ! bien !...

CHARLEMAGNE.

Ah ! bon !... ne vous gênez pas... vous êtes chez vous.

Indiana éclate de rire.

Tiens ! elle rit, cette dame !...

Criant.

N’empêchez donc pas les autres de dormir, là-bas !

INDIANA, à part.

Il me fait pourtant rire, c’t’horreur d’homme-là !... Qui ça peut-il être ?...

CHARLEMAGNE, de même.

Je ne me suis jamais informé de ma voisine... c’est peut-être gentil.

Ils s’approchent tous deux de la porte condamnée et regardent en même temps par le trou de la serrure.

INDIANA, s’éloignant de la porte.

On ne voit rien.

CHARLEMAGNE, de même.

La serrure est bouchée... Je vas lui demander qui elle est.

Haut.

Madame ?...

INDIANA.

Mademoiselle !

CHARLEMAGNE.

Tiens !... j’aime mieux ça...

Indiana a posé sa tartine sur la table, et achève de repasser sa collerette.

Mademoiselle, pourriez-vous me dire quelle heure il est à votre cadran ?... La mienne ne va pas.

INDIANA.

Et la mienne est arrêtée.

Elle s’assied sur le coin de la petite table et mange sa tartine.

CHARLEMAGNE.

Comme ça se trouve !

À lui-même.

J’ai la gorge en feu.

Il prend une carafe sur le poêle et boit par le goulot.

Pouah ! je préfère un autre vin.

Criant.

Madame !...

INDIANA.

Mademoiselle !...

CHARLEMAGNE.

Ah ! c’est juste ; mademoiselle...

L’interrogeant.

Vous êtes ?...

INDIANA.

Par exemple ! c’te question insidieuse !... Est-ce que je vous demande si vous êtes beau, laid, grand, petit, gras, maigre, blond, brun... ou autre chose ?

CHARLEMAGNE.

Je n’empêche pas... Je suis beau, blond et mince... comme un roman en deux volumes... Mon nom, connu... Profession, conseiller d’état en service extraordinaire.

INDIANA.

Et moi, fille d’un receveur-général...

CHARLEMAGNE.

Je sors de la Renaissance.

INDIANA.

Tiens !... et moi aussi !

CHARLEMAGNE.

Bah !... où je me suis amusé, ferme !

INDIANA.

Tiens !... et moi aussi !...

CHARLEMAGNE.

Bah !... où j’ai dansé un cancan orageux !

INDIANA.

Tiens ! et moi...

Se reprenant.

Connais pas.

CHARLEMAGNE.

Vous aussi !... Ah ! vertuchou !...

INDIANA.

Vous m’appelez ?...

CHARLEMAGNE.

Vertuchou... Ne faites pas attention, c’est une vertu qui est plus pommée que les autres... Dieu de Dieu ! si vous étiez...

INDIANA.

Quoi donc ?

CHARLEMAGNE.

Mon petit débardeur !...

INDIANA, s’oubliant.

Ciel ! mon housard !...

CHARLEMAGNE, vivement.

Vous dites ?...

INDIANA, d’un ton insouciant.

Quel débardeur ?

CHARLEMAGNE, avec feu.

Une petite danseuse avenante, agaçante, sémillante et ébouriffante, que j’ai poursuivie toute la nuit !... un amour, en pantalon de velours, qui m’a incendié l’âme... Ah ! pristie ! fallait la voir, les mains dans les poches, la tête jetée de côté et partant du pied gauche...

Indiana prend les positions qu’il indique.

C’est au point, chère amie, que je lui ai offert ma fortune, séance tenante... en pleine Renaissance, à la face des pierrots, mes concitoyens... Mais brout !... elle m’échappait toujours, comme une anguille de Melun... ou autre rivière... et à la fin du bal, disparue, envolée dans un nuage...

INDIANA, s’oubliant de nouveau.

C’est pas vrai !... dans une citadine.

CHARLEMAGNE, avec explosion.

Quoi ! c’était donc !...

INDIANA, riant aux éclats.

Bonne nuit, voisin !

Elle se met à repasser.

CHARLEMAGNE.

Vous !... lui !... elle !... mon débardeur !... ma voisine !... Ah ! petit crocodile !...

Criant.

Séraphine !... je vous demande en mariage !

INDIANA.

Déjà ?... pour commencer ?...Je réclame trois heures de réflexions, pour consulter ma famille...

CHARLEMAGNE.

Le Receveur...

INDIANA.

Général !... et prendre des informations sur vous... J’écrirai au Gouvernement... quoique j’en aie déjà, et de drôles !... des informations.

CHARLEMAGNE.

Quoi, Paméla ?... quoi ?...

INDIANA, cessant de repasser et s’approchant de la porte.

Ah ! vous êtes mon housard... Oui, oui, on vous a vu, cette nuit, entre quatre et cinq, quand vous me croyiez partie... on vous a un peu vu, avec votre domino bleu de ciel...

CHARLEMAGNE, à part.

Aïe !...

INDIANA.

Pour un conseiller d’état, vous aviez un petit genre Musard !...

CHARLEMAGNE.

Oh ! Dieu ! oh ! Dieu ! Clotilde, ne r’ouvrez pas mes chagrins... J’ai été floué, ma bonne !

INDIANA.

Qu’est-ce que c’est que floué ?.

CHARLEMAGNE.

C’est un mot qui se dit...

INDIANA.

Au Conseil d’État ?...

CHARLEMAGNE.

Non, à la Renaissance...

Indiana emporte le réchaud.

Figurez-vous, Aspasie...

INDIANA.

Allons, bon !... Aspasie, à présent !...

CHARLEMAGNE.

Figurez-vous...

Changeant de ton.

C’est bête, ce mur !...

Reprenant.

Figurez-vous qu’après votre fuite, j’étais tout embrasé... dans un état, à nécessiter les pompiers.

INDIANA.

Fallait crier an feu, monsieur... Timoléon.

CHARLEMAGNE,

Charlemagne !...

INDIANA.

Tiens ! c’est un joli nom.

CHARLEMAGNE.

De l’histoire toute pure, ma chère... Le vôtre ?

INDIANA.

Indiana.

CHARLEMAGNE.

Ah !... c’est du roman... Bref ! voilà mon satané domino qui m’envahit pour la seconde fois... Mais, moi, d’abord, j’abomine les dominos... j’y perds toujours.

INDIANA.

C’est un costume très comme il faut... je m’en ai fait faire un... même que je le dois.

CHARLEMAGNE.

Comme c’est mon genre !... je dois tout ce que je fais faire...

S’impatientant contre la cloison.

C’est bête, ce mur !...

INDIANA, appuyée contre la cloison et continuant de manger.

Mais, votre domino ?...

CHARLEMAGNE.

Comme vous étiez partie, j’y fais attention... Je remarque donc un polisson de petit pied, qui me fait battre les artères... V’lan ! je lui prends la taille... du caoutchouc, ma bonne !... Ça me monte !... Alors, ma foi, je lâche le verre de punch... J’estime assez ça, le punch... en usez-vous ?

INDIANA.

Je l’adore.

CHARLEMAGNE.

C’est étonnant comme nous logeons au même numéro !... C’est bête, ce mur !

INDIANA.

Enfin, votre domino ?...

CHARLEMAGNE.

Mon domino aussi... en fait de petit lait, elle ne méprise pas le punch... Elle en accepte plusieurs verres... j’en avale autant, et ça me monte toujours... Ça la met en train de son côté, et elle me détache une bordée de phrases romantiques, entremêlées de soupirs... je vois que c’est une femme sentimentale, qui a des nerfs... ça me va assez... Mais pas moyen de lui faire ôter son masque... Enfin, pour boire le punch en question, fallait bien se débrider... Elle me tournait le dos... histoire de se cacher... mais moi, pas bête, je la guette dans la glace, elle se démasque, et je vois !...

INDIANA.

Vous voyez ?...

CHARLEMAGNE.

J’en tombe encore à la renverse !... Cinquante et quelques !... représentés par des cheveux gris-de-lin, une patte d’oie, comme le carrefour Gaillon, et une peau en cuir de Russie !... moins le parfum !... Jugez ! moi qui étais monté !...

INDIANA, riant aux éclats.

Ça vous démonte ?...

CHARLEMAGNE.

Radicalement... Je lui laisse le punch sur les bras, et je cours encore... Mais j’ai des inquiétudes !...

INDIANA.

Dans les jambes ?...

CHARLEMAGNE.

Eh non !

INDIANA.

Bah !... elle vous a suivi ?...

CHARLEMAGNE.

J’en ai eu peur... tout à l’heure, un fiacre qui s’est arrêté à notre porte cochère...

INDIANA.

J’en serais bien aise !... Un homme qui se dit embrasé pour moi, et qui court après des dominos !... C’est comme ça que monsieur pratique la fidélité ?... Je vous classe au-dessous du caniche, vous.

CHARLEMAGNE.

Pourquoi m’aviez-vous fui, abandonné, comme défunt Robinson, au milieu de la contredanse ?...

INDIANA.

Ah ! ma foi, écoutez donc, vous deveniez trop dangereux... vous m’avez effarouchée...

CHARLEMAGNE.

Et vous m’avez laissé en plan !... Vous ne m’avez donné qu’un pantalon, une poule et une moitié de pastourelle... Célestine ! vous me devez un galop final.

INDIANA.

On vous le donnera, votre galop.

CHARLEMAGNE, vivement.

Demain ?

INDIANA, très gaiement.

Tout de suite !

Elle emporte la table au fond.

CHARLEMAGNE.

Vous êtes donc encore en costume ?

INDIANA.

Perruque et tout.

CHARLEMAGNE.

Moi, ibidem !

INDIANA.

Voyons, en place !... et comme s’il n’y avait pas de cloison !... Oh ! la cloison ! c’est mieux pour la vertu.

CHARLEMAGNE.

Ça va... tant pis, si je la défonce !...

Ils se placent aux deux extrémités du théâtre, de façon à se trouver en face l’un de l’autre, sans se voir. Ils exécutent la dernière figure de la contredanse ; Charlemagne, comme s’il tenait une danseuse à bras-le-corps, et Indiana, comme si elle était tenue par son cavalier.

CHARLEMAGNE, se posant et frappant la mesure, pendant la ritournelle.

Eh ! dites donc, débardeur, ne serrez pas tant vos coudes.

INDIANA, de même.

Et vous, rentrez donc un peu votre poitrine.

Ensemble.

Air : Quadrille de l’Ambassadrice : dernière figure.

Ah ! le beau bal !
Vive le carnaval !
Hâtons-nous d’en prendre le régal :
Le bonheur est un bien idéal
Qui doit finir à l’été final.

CHARLEMAGNE, allant en avant.

Point d’ pas banal !
L’ galop infernal
Est plus gai, plus original.
Vite, en avant l’ cancan national !
Je me fich’ du code pénal.

INDIANA, traversant.

Vous êt’s jovial ;
Mais l’ municipal
Peut vous faire un procès-verbal.
Vous m’ serrez trop !... c’est très immoral...
Et puis, mon cher, c’est qu’ vous m’ fait’s mal...

ENSEMBLE, balançant, puis galopant.

Ah ! le beau bal !
Vive le carnaval !
Hâtons-nous d’en prendre le régal :
Le bonheur est un bien idéal
Qui doit finir à l’été final.

INDIANA, essoufflée et tombant assise, pendant que Charlemagne se jette et se roule sur son lit.

Dieu ! que c’est fatigant, le galop !... Garçon ! de l’orgeat !... un biscuit !... j’étouffe.

CHARLEMAGNE, très animé, et sautant à bas du lit.

Et moi, j’éclate !... je tourne à la locomotive !... Débardeur ! je ne me connais plus... débardeur ! je vas faire irruption sur le palier... Ouvrez-moi la porte du carré, débardeur !

Il va pour sortir.

INDIANA, se levant.

Par exemple !... quand vous êtes en état de locomotive !... Ah ! bien, oui... je mets le verrou... crac !

Elle met le verrou à la porte du fond.

CHARLEMAGNE.

Eh bien ! ça m’est égal !... j’enfonce la porte mitoyenne... ça y est !...

INDIANA, courant à la porte.

Ça n’y est pas !...

CHARLEMAGNE, saisissant une chaise.

Cette innocente !... Je ne reconnais pas l’arrêt qui l’a condamnée... je casse !

INDIANA.

Pas de bêtise, eh ! là-bas !... ou je pousse des cris affreux !

CHARLEMAGNE, jetant un cri.

Oh !... autre idée !... flamboyante !... Je vas tortiller la serrure... le pêne est de mon côté.

INDIANA.

Je vous défends de rien tortiller !

CHARLEMAGNE.

Si, si !... avec un rossignol... mon père en faisait... serrurier !

Il court à sa table et cherche dans le tiroir.

INDIANA.

Monsieur !... monsieur !... si vous ne finissez pas...

CHARLEMAGNE.

Je vais finir aussi... cette serrure-là, c’est de la gnognotte.

INDIANA.

Mais c’est indigne !... c’est...

À part.

Par exemple ! s’il croit que je vas l’attendre... un crocheteur de portes comme ça !... Il est capable de toutes sortes de choses... il me poursuivra jusque sur le carré...

Frappée d’une idée.

Ah !... Ah ! tu as peur de ton Domino...

CHARLEMAGNE, tenant le rossignol.

Voilà l’oiseau !

Ensemble.

INDIANA.

Air des échos de Musard.

Oui, c’est un bon moyen :
D’avance il me rassure...

Haut.

Briser cette serrure,
Ça n’ vous avance à rien.

CHARLEMAGNE.

Oui, c’est un bon moyen :
Faisons, d’une main sûre,
Sauter cette serrure...
Le reste ira très bien.
Maint’nant je n’ connais plus d’entrave,
La porte cédera, c’est certain...

INDIANA, à part, eu sortant.

Ma vertu le brave !

CHARLEMAGNE, regardant la porte.

Elle est en sapin.

Indiana s’échappe par la porte vitrée, à gauche.

Reprise par CHARLEMAGNE seul.

Oui, c’est un bon moyen, etc.

 

 

Scène III

 

CHARLEMAGNE, seul, travaillant toujours

 

Patience, Ourika, nous y sommes !... Que diable ! parler de loin comme ça, c’est mauvais genre... et ça m’enroue... j’ai besoin de tous mes moyens, pour soupirer une romance à mon clavecin... Hein ? vous dites ?... je n’ai pas bien entendu... Est-ce que vous dormez, débardeur ?... comme vous voudrez, j’aime autant ça... Plaît-il ?... toujours rien !... Ô femme de mes rêves ! comme je te... Juste ! v’là le rossignol qui fait son jeu... ça marche !...

On frappe à la porte d’entrée, il s’arrête.

Tiens ! qu’est-ce que c’est que ça ?...

On frappe encore. Criant.

Je n’y suis pas !...

À part.

Dieu ! si c’était... elle !... elle, qui vient chez moi !... oh ! que ce serait délicat !...

Se décidant.

Ah ! ma foi...

Il court ouvrir.

Entrez...

Une femme en domino bleu et masquée, se précipite chez lui.

Mon domino !... refloué !

 

 

Scène IV

 

UNE FEMME, en domino bleu, masquée, CHARLEMAGNE

 

LE DOMINO, très agité et tout essoufflé.

Une chaise, jeune homme, une chaise !...

Tombant sur une chaise, près de la porte condamnée.

Ah !... le cœur ! le cœur !... Avez-vous un flacon de quelque chose... de l’eau de Mélisse, n’importe quoi ?...

CHARLEMAGNE, étourdi.

Qu’est-ce que c’est ?... qu’est-ce qu’il y a ?... qu’est-ce que vous avez ?...

À part.

Que le diable t’emporte, cauchemar !...

LE DOMINO, d’une voix entrecoupée.

Cette idée de venir chez un Monsieur seul... l’émotion, la pudeur... et vos cinq étages !...

CHARLEMAGNE, à part.

Qui est-ce qui l’a priée de les monter ?...

LE DOMINO, près de sangloter.

Vous n’avez donc rien à donner à une malheureuse femme !...

Regardant autour d’elle, et du ton le plus simple.

Tiens !... vous êtes bien mal logé... Mais n’importe...

Avec passion.

Ah !... il fallait que je vinsse ! j’avais besoin de vous revoir !...

Du ton naturel.

Dieu ! que vous êtes mal logé !... Vous n’avez que ce trou-ci ?

Elle se lève.

CHARLEMAGNE, se fâchant.

Ce trou-ci !... Ah ça ! mais, Domino !...

LE DOMINO.

N’importe...

Avec passion.

Une chaumière, un galetas, et...

Du ton naturel.

Voulez-vous que j’ôte mon masque ?...

CHARLEMAGNE, avec force.

Non !

Il cherche à gagner la porte de communication, le domino l’arrête par le bras.

LE DOMINO.

Housard !...

CHARLEMAGNE.

Domino !...

LE DOMINO.

Cette folle nuit a retourné ma vie comme un gant... L’être idéal que j’avais vu dans mes rêves de jeune fille...

CHARLEMAGNE, à part.

Saprelotte !... quelle jeune fille !...

Même jeu de scène.

LE DOMINO.

Je l’ai trouvé à la Renaissance... au milieu d’une société aussi nombreuse que mal choisie... Il dansait une danse... très avancée... il m’a dit, avec son organe enchanteur...

CHARLEMAGNE, à part.

Vieille sirène, va !

LE DOMINO.

Housard ! ne m’avez-vous pas dit que j’avais un joli pied ?...

Elle montre son pied.

CHARLEMAGNE, à part.

Le fait est que je n’en ai pas vu de plus coquin... depuis feue Cendrillon.

LE DOMINO.

N’avez-vous pas ajouté que ma taille était... du caoutchouc, je crois ?...

En lui montrant sa taille, elle passe à sa gauche.

CHARLEMAGNE.

C’est vrai !...

À part.

Le fait est que sa taille... sa taille m’a fourré dedans !... Ah ! voleuse !...

LE DOMINO.

Eh bien ! tout ça m’a fait prendre un fiacre et grimper vos sept ou huit étages...

CHARLEMAGNE.

Six !...

À part.

J’étais sûr que ce maudit sapin...

Il veut remettre le rossignol dans la serrure.

LE DOMINO, avec force et l’arrêtant.

Housard !...

CHARLEMAGNE.

Domino !...

LE DOMINO.

Je t’ai rejoint... je me cramponne à toi... Je suis passionnée, savez-vous !... je suis une lionne !...

CHARLEMAGNE, à part.

Du Cirque, du Cirque !

LE DOMINO.

Ma vie fut une vie d’orages, savez-vous !...

CHARLEMAGNE.

Non, je ne savais pas.

LE DOMINO, continuant.

L’être idéal que j’avais vu dans mes rêves de jeune fille...

CHARLEMAGNE, vivement.

Connu ! connu !...

À part.

Elle se répète, cette dame âgée.

LE DOMINO.

Housard !

CHARLEMAGNE.

Domino !

LE DOMINO.

Voilà les avantages que je puis vous offrir, avec ma main... Une... Voulez-vous que j’ôte mon masque ?

CHARLEMAGNE.

Non, non, non !...

Tout en feignant de l’écouter, il allonge le bras par derrière, et continue à forcer la serrure.

LE DOMINO.

Une constitution nerveuse, un cœur ardent, une tête poétique, et...

Baissant la tête.

Un magasin de socques articulés... Si toutes ces choses vous séduisent, parlez ! vous n’avez qu’à dire un mot... dis un mot !...

CHARLEMAGNE, qui a ouvert la porte.

Bonsoir !

Il se jette dans la chambre d’Indiana, en tirant à lui la porte, sur laquelle le domino se précipite de l’autre côté.

LE DOMINO, fermant vivement la porte, et riant aux éclats.

Ah ! ah ! ah !... À moi, la partie !...

CHARLEMAGNE, chez Indiana.

Hein ?... quoi donc ?... quoi ?... Personne !...

INDIANA, jetant son masque et son domino.

Bonjour, voisin !... le pêne est de mon côté !

CHARLEMAGNE.

Comment ! ce n’était pas !... c’était !...

Regardant par le trou de la serrure.

Ah ! trible jobard ! archi-serin !...

INDIANA, riant toujours.

Pourquoi n’avez-vous pas voulu que j’ôte mon masque ?...

CHARLEMAGNE, arrachant les cheveux de sa perruque.

Elle me l’offrait !... C’est qu’elle me l’offrait !... Me v’là chez elle, et elle est chez moi !...

INDIANA.

Soyez sage, ne cassez rien, et je vous délivrerai, au coup de huit heures.

CHARLEMAGNE.

Ah ! petit lutin, petit serpent, petit aspic ! tu m’as piqué !... et tu crois... Eh bien ! non, je te rejoindrai, je te presserai, je t’embrasserai, je... Je suis en feu !

INDIANA, riant toujours.

Appelez donc les pompiers, v’là monsieur qui brûle !...

CHARLEMAGNE.

Oui ! oui, Stéphanie, je t’aime ! je t’aime comme vingt-cinq mille hommes !... et quand je devrais passer par le trou de la serrure...

INDIANA.

Halte-là !... votre embonpoint s’y oppose.

CHARLEMAGNE.

Eh bien ! alors... par la porte...

Il court à celle du fond.

Fermée !

INDIANA.

À double tour !

Allant fermer la porte d’entrée de Charlemagne.

Et celle-là, aussi.

CHARLEMAGNE, poussé à bout.

Mais c’est atroce !... Vous ne pouvez pas m’empêcher de rentrer chez moi, dans mon appartement... dont je dois trois termes !...

INDIANA.

Je n’en dois que deux !... vous en gagnez un au change.

Charlemagne donne un coup de poing sur l’armoire.

Seulement, ne cassez pas mes glaces !...

CHARLEMAGNE.

Eh ! il n’y en a pas !

INDIANA.

Il pourrait y en avoir.

CHARLEMAGNE, suppliant.

Oh ! voisine, voisine !... tenez, je me mets à vos genoux, je les baigne de mes larmes...

À genoux et chantant.

Air : Pitié, madame.

Pitié, Louise,
Pour un housard,
Qui vous implore
À deux genoux !
Pitié, Charlotte !
Pitié, vois...

On frappe à la porte d’entrée de la chambre d’Indiana.

Hein ?

INDIANA, vivement.

Quoi ?

CHARLEMAGNE, bas, par la serrure.

On frappe à votre porte !

INDIANA.

Ah ! mon Dieu ! ne répondez pas !...

On frappe encore.

 

 

Scène V

 

LES MÊMES, UNE VOIX

 

LA VOIX, en-dehors.

Mam’selle Indiana ! mam’selle Indiana !...

CHARLEMAGNE, par la serrure.

Indiana ?

INDIANA.

Eh oui, c’est moi.

LA VOIX.

Est-ce que vous êtes encore couchée ?

CHARLEMAGNE, de même.

Il demande si vous êtes couchée... pas gêné !

LA VOIX.

C’est moi... Jean Coquillard.

INDIANA.

Dieu ! c’est mon prétendu !

CHARLEMAGNE.

Un prétendu !... un mari !... à vous !

INDIANA.

S’il trouvait un homme chez moi !... me voilà compromise !... ne dites rien.

CHARLEMAGNE.

Soyez tranquille.

LA VOIX.

Est-ce que vous dormez, mam’selle Indiana ?

CHARLEMAGNE, d’une grosse voix.

Qu’est-ce qu’il y a ?

INDIANA.

Mais taisez-vous donc !

LA VOIX, du ton de la surprise.

Tiens !... Je demande Mlle Indiana.

CHARLEMAGNE.

Ce n’est plus ici... Elle a déménagé.

LA VOIX.

Ah !

INDIANA, vivement.

Qu’est-ce qu’il dit ?

CHARLEMAGNE, continuant.

Elle demeure à présent rue de Chaillot, numéro 396...

INDIANA.

Miséricorde !

CHARLEMAGNE.

À côté du charcutier...

LA VOIX.

Merci, monsieur !

CHARLEMAGNE.

Il n’y a pas de quoi, jeune homme.

LA VOIX, s’éloignant.

Je vas prendre l’omnibus.

CHARLEMAGNE, criant.

Carré Saint-Martin !

INDIANA.

Pauvre cher homme !

CHARLEMAGNE, tombant, en riant, sur une chaise qu’il casse.

Ah ! ah ! ah !... Bien ! cassée !...

INDIANA, s’asseyant avec humeur.

Mon mariage !... c’est indigne !...

CHARLEMAGNE.

Eh non ! votre chaise !... on la raccommodera.

INDIANA.

Mais mon futur que vous envoyez à Chaillot !... Un mariage cassé, ça ne se raccommode pas comme une chaise de paille !

CHARLEMAGNE.

Mieux encore... on en trouve un autre...

Avec résolution.

Mademoiselle !...

S’arrêtant.

Comment que vous dites ?... Indiana ?... c’est un nom que vous avez pris au cabinet de lecture.

INDIANA, toujours avec humeur.

Tiens ! il vaut bien le vôtre, de Charlemagne.

CHARLEMAGNE, fièrement.

Ah ! je vous conseille de dire... Votre prétendu qui s’appelle Coquillard !... Mme Coquillard !... Vous ne seriez pas si humiliée de vous appeler Mme Charlemagne.

INDIANA, se retournant vivement.

Moi ?...

CHARLEMAGNE.

Pourquoi pas ?... Je vous aime... vous m’aimez...

INDIANA.

Hein ?... comment ?...

CHARLEMAGNE.

Marions-nous... ça y est.

INDIANA.

Laissez-moi donc tranquille, vous !... Il est charmant... il croit que ça se fait comme ça.

CHARLEMAGNE.

Comment donc que ça se fait chez vous ?...

INDIANA.

Et mon autre ?...

CHARLEMAGNE,

Ce monsieur qui va à Chaillot ?... Il doit être laid... il est laid... et bête !...

INDIANA.

Pour ce que j’en veux faire... Un état superbe !... fabricant de briquets chimiques !

CHARLEMAGNE.

Vous iriez épouser ce fonds d’allumettes !... quand je souffre !... Et puis, est-ce que je n’ai pas aussi une position dans le monde ?... Culottier !

INDIANA, se levant tout-à-coup.

Tiens ! et moi, chemisière !

CHARLEMAGME.

Ca se touche... ça se marie ensemble tous les jours... Allons, bah ! pendant que nous sommes en train tous les deux...

INDIANA, faiblissant.

Ah bien ! oui... je ne dis pas, vous êtes gentil et bon enfant...

Avec prétention.

Mais il y a des convenances de famille et de fortune... Qu’est-ce que vous avez ?...

CHARLEMAGNE.

Ce que j’ai ?... au juste ?... Je n’ai rien.

INDIANA.

Ah ! par exemple !

CHARLEMAGNE.

C’est peu... Et vous ?...

INDIANA.

Moi ?... voilà ma situation...

Elle s’agenouille sur la chaise, près de la cloison et s’appuie sur le dossier.

Air nouveau de Dérat.

J’ possède un’ taille assez piquante,
Des cheveux blonds et des yeux bleus.

À vous.

CHARLEMAGNE.

Moi, j’ possède une âme brûlante,
Dans un physique avantageux.

À vous.

INDIANA.

J’ possède un lit... peu confortable,
Un’ table, un’ chaise, un’ boîte à thé.

À vous.

CHARLEMAGNE.

J’ai, comme vous, un lit, un’ table...
J’ai bien des chos’s !... au Mont-d’-Piété.

ENSEMBLE, gaiement.

C’est un bon mariage !...
Avec c’ que j’ai, { c’ qu’il     } a
                           { c’ qu’elle }
Quel joli p’tit ménage
Nous pourrions faire là !

CHARLEMAGNE.

Qu’est-ce que nous aurions bien encore ?...

INDIANA.

Même air.

J’ n’ai pas d’hôtel, pas d’équipage,
J’ n’ai pas d’ diamants... j’ n’ai qu’un bijou.

À vous.

CHARLEMAGNE.

J’ n’ai pas d’ château, pas d’héritage,
Pas d’ palissandr’, pas d’acajou.

À vous.

INDIANA.

J’ n’ai pas d’ tapis dans ma demeure.

CHARLEMAGNE

J’ n’ai pas de rentes cinq pour cent.

INDIANA.

Voilà c’ que j’ai pour le quart-d’heure.

CHARLEMAGNE.

Moi, c’ que j’ n’ai pas pour le moment.

ENSEMBLE, très gaiement.

C’est un bon mariage, etc.

CHARLEMAGNE, très animé.

Au nom de l’hyménée, ouvrez-moi !...

On frappe à la porte de la chambre de Charlemagne.

INDIANA, par la serrure.

Ah ! mon Dieu !... on frappe de ce côté !

CHARLEMAGNE.

Vrai ?... On va trouver une femme chez moi !... me v’là compromis !

Il écoute.

UNE VOIX, en dehors.

Au nom de la loi !... ouvrez !

INDIANA, bas, avec effroi.

Ah ! Ciel !...

CHARLEMAGNE, sautant.

Cré nom !... c’est ce bédouin d’huissier, avec ses recors !...

INDIANA.

Qu’est-ce qu’ils veulent ?

CHARLEMAGNE.

Comment ! ce qu’ils veulent ?... mais saisir tout ce qu’il y a chez moi.

INDIANA, très haut.

Ô ciel !... tout !...

LA VOIX.

Je vous entends !... Ouvrez, au nom de la loi !

CHARLEMAGNE, vivement.

Ne répondez pas !

LA VOIX.

Vous refusez d’ouvrir ?... Je vais chercher le commissaire.

INDIANA, effrayée.

Dieu !... le commissaire, à présent !

CHARLEMAGNE.

Chut, donc !

LA VOIX.

Une fois ?... deux fois ?... j’y vais... Gardez la porte, vous autres.

La voix s’est éloignée, en disant ces paroles.

INDIANA, à la porte d’entrée.

Il est parti.

CHARLEMAGNE.

Bravo !... hurra !

INDIANA, à la serrure.

Mais s’ils reviennent ?... et le commissaire ?... ils forceront la porte... Pristie ! Monsieur, pas de plaisanterie !... Une fois, deux fois... je veux rentrer chez moi !... au nom de la loi, comme dit ce monsieur.

CHARLEMAGNE.

Dam ! le pêne est de votre côté... ouvrez.

INDIANA.

Ah ! bien, oui... mais... vous reviendrez par ici, vous, et...

CHARLEMAGNE, s’écriant tout-à-coup.

Oh !... oh !...

INDIANA.

Bon ! encore un meuble de cassé !

CHARLEMAGNE.

Non !... un éclair qui me traverse !... Je vas déménager mon appartement !... je transporte mes meubles chez vous.

INDIANA.

Par exemple !... chez moi !...

CHARLEMAGNE.

Puisque je vous épouse...

INDIANA, vivement.

Devant M. le Maire ?

CHARLEMAGNE.

Parbleu !... Ouvrez vite !

INDIANA.

Mais non !...

Regardant par la fenêtre.

Ah ! voilà le commissaire !... orné de son écharpe !... Dieu ! a-t-il le nez long !

CHARLEMAGNE.

Je vas le lui allonger encore... Ouvrez !

INDIANA, ouvrant la porte de communication.

Ah ! ma foi ! tant pis !... sauve qui peut !... Eh ! vite ! dépêchez !

CHARLEMAGNE.

Bravo !... Et d’abord...

L’embrassant au passage.

un à-compte, Sylphide !

INDIANA.

Ah ! mais, jeune homme !...

CHARLEMAGNE.

Puisque je vous épouse !

INDIANA.

Devant M. le Maire ?

CHARLEMAGNE.

Toujours... Au déménagement !... chaud, là !...

INDIANA, se décidant.

Allons ! bah !... au point où nous en sommes... Où y a-t-il quelque chose ?...

CHARLEMAGNE.

Dam ! cherchez... Primo, j’enlève mon lit...

Il roule son matelas et l’emporte chez Indiana.

Viens, couche du proscrit !...

Il dépose le matelas, puis, en revenant, embrasse encore Indiana.

En repassant...

INDIANA.

Ah ! mais ! jeune homme !...

CHARLEMAGNE.

Puisque je vous épouse !

INDIANA.

Devant M. le Maire ?

CHARLEMAGNE.

Toujours !

INDIANA, déménageant la chaise.

Et vos z’hardes ?... où sont vos z’hardes ?... votre linge ?

CHARLEMAGNE, enlevant le lit de sangle.

À gauche... dans la malle.

INDIANA, traînant la malle au milieu de la chambre et en tirant un faux-col.

Tout ça ?

CHARLEMAGNE.

Le reste est à la blanchisseuse.

Ils emportent la malle. Revenant et l’embrassant.

En repassant.

INDIANA.

Ah ! mais, jeune homme !...

CHARLEMAGNE.

Puisque je vous épouse !

INDIANA.

Devant M. le Maire ?...

CHARLEMAGNE.

Toujours !... Eh ! ma table.

Il la prend.

Prenez mon miroir...

INDIANA.

En v’là un morceau... où est l’autre ?...

CHARLEMAGNE.

En raccommodage.

Il repasse de sa chambre à celle d’Indiana en tournant le dos au public et en ayant l’air d’emporter un objet qu’il cache.

INDIANA.

Qu’est-ce que vous emportez là ?...

CHARLEMAGNE.

On ne sait pas, on ne sait pas.

Indiana se met à démantibuler le poêle. Charlemagne, revenant.

Qu’est-ce que vous faites donc là ?...

INDIANA.

Je démanche le poêle.

CHARLEMAGNE.

Eh ! non !... c’est au propriétaire.

INDIANA.

Bon !... pour l’huissier.

CHARLEMAGNE.

Faut lui laisser autre chose...

INDIANA.

Voilà.

Elle pose, au milieu de la chambre, la bouteille qui sert de flambeau, avec la chandelle allumée.

LA VOIX, en dehors.

Au nom de la loi ! ouvrez !

TOUS DEUX.

Chut !

CHARLEMAGNE, très bas.

Et mes cristaux !...

Il emporte une carafe.

INDIANA.

Et votre bibliothèque ?...

Elle emporte un volume broché.

LA VOIX, au dehors.

Forcez la porte !

On entend crocheter la porte.

INDIANA, très bas, en le tirant par la ceinture.

Venez vite !...

CHARLEMAGNE.

Ah ! j’oublie mes cigares !...

INDIANA, l’entraînant.

J’en ai.

Charlemagne fait des gestes de gamin du côté de l’huissier, et, toujours tiré par Indiana, s’échappe par la porte qu’il ferme aussitôt.

CHARLEMAGNE, chez Indiana.

Enfoncé ! englouti ! submergé !... l’huissier !...

INDIANA, riant aux éclats.

Ah ! ah ! ah !...

ENSEMBLE, à voix basse.

Air du Triolet bleu.

Taisez-vous !
Taisons-nous !
Ils sont là !
Les voilà !...
Et pourtant, c’est par eux
Que nous sommes heureux.
Réunis tous les deux,
Désormais, en ces lieux,
N’ayons qu’un mobilier,
Qu’un cœur et qu’un loyer.

LA VOIX.

Forcez la porte !

INDIANA, embrassée par Charlemagne.

Ah ! mais, jeune homme !...

CHARLEMAGNE.

Puisque je vous épouse !

INDIANA.

Devant monsieur le Maire ?...

CHARLEMAGNE.

Toujours !

À ces derniers mots, la porte de Charlemagne est enfoncée. L’huissier paraît et s’arrête stupéfait en trouvant la chambre vide. Charlemagne tient par la taille Indiana qu’il vient d’embrasser. Le rideau baisse sur ce tableau.


[1] Sauf les mouvements indiqués par le dialogue, les deux acteurs doivent s’attacher à jouer la pièce sur le devant de la décoration, en évitant toutefois de franchir la limite fixée par la cloison.

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